La volonté exprimée par le gouvernement libéral
de faire adopter son projet de loi 62 sur la neutralité de l’État remet à
l’ordre du jour politique la question épineuse des « signes
religieux ». Comment Québec solidaire devrait-il se positionner dans cette
nouvelle phase du débat ? Voici un argumentaire contre la prohibition des
signes religieux pour les professions « coercitives » issue du
rapport Bouchard-Taylor. Gérard Bouchard la défend toujours, mais Charles
Taylor vient de s’exprimer en faveur de son abandon. Les membres de Québec
solidaire sont divisés sur la question. Jusqu’à maintenant, l’aile
parlementaire s’est exprimée en faveur de cette recommandation du fameux
rapport, mais nous croyons qu’il est possible et souhaitable de changer cette
position.
Parce que ce n’est pas notre programme
La section du programme portant sur les signes
religieux a été adoptée en 2009, bien après la sortie du rapport de la
commission. Si nous avions voulu reprendre cette notion d’une liste de
professions « incarnant l’autorité de l’État », nous aurions
certainement pu le faire. D’autant plus que cette idée était dans notre propre
mémoire à la commission !
En fait, cette option n’était même pas dans le
cahier synthèse du congrès. Les trois options débattues ont été : 1)
aucune restriction particulière pour les signes religieux, 2) l’interdiction
mur à mur, et 3) celle qui a été adoptée et que le CN de novembre 2015 a décidé
de ne pas remettre sur le métier.
Rappelons le texte exact de cet élément du
programme :
« Port
de signes religieux par les agent-e-s de l’État
C’est l’État qui est laïque, pas les individus.
Le port de signes religieux est accepté pour les usagers et les usagères des
services offerts par l’État. En ce qui concerne les agents et les agentes de
l’État, ces derniers peuvent en porter pourvu qu’ils ne servent pas d’instrument de prosélytisme et que le fait de les porter ne constitue pas
en soi une rupture avec leur devoir de réserve. Le port de signes religieux
peut également être restreint s’ils
entravent l’exercice de la fonction ou contreviennent
à des normes de sécurité. »
Nous avons donc rejeté l’option d’une
interdiction totale pour certaines professions et celle de l’interdiction de
certains accessoires ou vêtements pour tout le secteur public. À la place, nous
avons décidé de permettre le port de ces « signes » d’appartenance
religieuse comme règle générale, et avons dressé une liste de quatre critères
pouvant justifier des exceptions.
Une manière de résumer l’approche retenue est
que le simple fait qu’un vêtement ou
accessoire permette d’identifier la religion de la personne ne devrait pas être
un motif suffisant pour l’interdire. L’État, ou les institutions publiques
qui en dépendent, doivent justifier une restriction par un autre motif.
Autrement dit, nous avons rejeté la notion, fondamentale pour la laïcité
pratiquée en France depuis quelques années, du « droit de ne pas connaître
la religion » d’une autre personne.
Il y a bien entendu une marge d’interprétation
de ces divers critères qui peut aller du très restrictif au très permissif.
C’est le but ! Une loi fondée sur de tels critères permettrait à la
société québécoise et à ses institutions d’évoluer avec les mentalités et la
culture commune de la société civile. On peut même interpréter le critère
mentionnant le devoir de réserve comme justifiant l’appui à la liste de
Bouchard-Taylor. C’était en quelque sorte le cas avec le projet de loi
d’octobre 2013, dont les orientations n’ont jamais été ratifiées par le congrès
ou le CN. Mais c’est une interprétation contestable (et contestée !) et
qui peut changer avec l’évolution du paysage politique et idéologique et les
débats au sein du parti. Et il s’en est
passé des choses depuis septembre 2013…
Parce que c’est un mauvais positionnement présentement
Reprendre la liste de Bouchard-Taylor, peu
importe comment on interprète le programme, pouvait avoir du sens d’un point de
vue strictement tactique à l’automne 2013, quand Bernard Drainville préparait
son projet de loi 60 et que le gouvernement Marois jouait cyniquement la carte
de l’intransigeance et de la polarisation. Il s’agissait de démasquer cette
partisannerie, cet électoralisme éhonté et dangereux, en mettant de l’avant une
position qui aurait pu, en théorie, rallier trois des quatre partis à l’AN (probablement
pas le PLQ), dans un contexte de gouvernement minoritaire.
La situation actuelle est radicalement
différente. Les Libéraux sont
majoritaires et ont catégoriquement et souvent répété leur objection au
principe de la liste de professions interdites de visibilité religieuse.
Nous estimons qu’ils ont raison sur le fond à ce sujet. Rien ne justifierait,
par exemple, qu’on interdise à une femme policière de porter un hijab ou à un
juge Sikh de porter un turban, etc. Une telle loi serait contestée avec succès
devant les tribunaux. Le droit québécois et le droit canadien ne reconnaissent
pas ce « droit de ne pas connaître la religion des autres » et lui
préfère la liberté d’afficher son identité religieuse. Présumer qu’une personne
qui porte un symbole permettant d’identifier son appartenance religieuse ne
peut pas exercer sa profession de manière impartiale n’est rien d’autre qu’un
préjugé, un « malaise » qu’il faut surmonter pour vivre dans une
société pluraliste. Le devoir de réserve concerne l’expression d’idées
politiques, ainsi que l’impartialité dans les décisions et les actions.
Simplement dire (par un signe ou en parole) : « Je suis Juif. »
ou « Je suis chrétien. » n’est pas en soi une atteinte à ce devoir.
De l’autre côté, le PQ et la CAQ ont exprimé à plusieurs reprises que la liste de
Bouchard-Taylor n’est pas suffisamment restrictive à leurs yeux. Ils ont
aussi eu recours, plus ou moins délibérément ou consciemment, à des arguments
xénophobes ou islamophobes pour justifier leurs positionnements sur ces
questions. L’épisode récent du « burkini » avec les sorties de la CAQ
et de Lisée ne sont que les derniers épisode d’un film qui joue en boucle
depuis la « crise des accommodements » de 2007.
Bref, personne ne veut de ce compromis
hypothétique sur le long terme. Alors pourquoi s’acharner à le défendre, alors
que ce n’est même pas notre position programmatique ? Le seul résultat
prévisible d’un tel positionnement serait de faire paraître Québec solidaire
comme le parti qui veut négocier un compromis parmi les député-e-s, dont la
très grande majorité est issue de la majorité, en vue de restreindre les droits
de certaines minorités. Est-ce que c’est le message qu’on veut lancer aux
communautés minoritaires ciblées par ce débat ? Ne serait-il pas
préférable de présenter Québec solidaire comme un parti qui est à la fois pour
la laïcité des institutions et pour la défense des droits de la personne ?
Parce que la stratégie de l’apaisement ne fonctionnera
pas
Le dernier argument en faveur de cette approche
de recherche du compromis autour des recommandations de Bouchard-Taylor est de
croire qu’elle pourrait mettre fin à ce type de débat et écarter du paysage
politique toute demande subséquente pour d’autres interdictions.
On n’a qu’à examiner ce qui s’est passé en
France depuis l’adoption de la loi interdisant le hijab dans les écoles
publiques en 2005 pour conclure qu’une telle stratégie est illusoire. « Après
cette première interdiction, visant les adolescentes dans les lycées, on a
voulu interdire le port du foulard dans les entreprises privées, pour les mères
participant aux sorties scolaires, etc. On s’est mis à mesurer la longueur des
jupes des lycéennes, car les trop longues sont considérées « ostentatoires » !
On a ajouté l’interdiction des vêtements couvrant le visage dans les transports
publics. Et au bout du compte, le Front national est le premier parti au pays
et les attentats commis par des jeunes musulmans nés en France ont horrifié le
monde entier. »[i]
Au contraire, interdire aux femmes musulmanes
portant le hijab d’exercer les professions en question donnerait raison aux
vrais islamophobes et xénophobes qui ne font tout simplement pas confiance aux
Musulmans en général ou aux immigré-e-s en général et pratiquent la
discrimination au quotidien. Il faut plutôt créer des contre-exemples en
intégrant ces femmes dans toutes les sphères de la société québécoise …
incluant des candidatures aux élections !
Après avoir fait adopter une motion unanime à
l’Assemblée nationale contre l’islamophobie, la question stratégique qui se
pose – si on veut aller plus loin que les vœux pieux – est comment combattre
cette islamophobie.
Cette stratégie devrait reposer sur certains
axes fondamentaux :
1. Ne pas sous-entendre qu’il y a un problème réel quand il s’agit
uniquement de perceptions et de préjugés. Si on le fait, on renforce ces
perceptions et ces préjugée au lieu d’en appeler à la raison et de favoriser le
vivre-ensemble.
2. Toujours se mettre à la place des personnes qui ont le moins de
pouvoir dans la société et se demander ce qui pourrait les aider à prendre leur
place, à accéder à une égale citoyenneté dans une société démocratique. Autrement
dit, il faut éviter les débats au sein de la majorité ou parmi les personnes en
position de pouvoir sur quels droits on peut se permettre de brimer ou jusqu’où
on peut pratiquer de la discrimination.
3. Donner de la place et de la visibilité aux personnes directement
concernées. Ça permet d’éviter les généralisations, la déshumanisation des
« autres », ou de parler au nom de personnes et de groupes qui ont le
droit et devraient avoir le pouvoir de défendre leur propre cause.
Bref, il faut sortir de l’approche libérale
consistant à chercher une sorte de juste milieu entre les opinions
réactionnaires et les préjugés d’un côté et la défense des droits et la lutte
contre l’oppression de l’autre. Il ne peut pas y avoir d’équilibre entre ces
deux pôles, seulement un combat.
Espérons Québec solidaire sera un allié fiable
dans ce combat comme dans bien d’autres qui ne sont pas toujours immédiatement
populaires dans notre société.
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