L’abandon par le gouvernement du volet du projet de loi 59 portant sur
le discours haineux a permis à cette législation de progresser, moyennant cette
amputation considérable, et éventuellement d’aboutir à une série de changements
législatifs mineurs s’inscrivant dans la très vague politique de prévention de
la radicalisation. Ce déblocage permet maintenant au projet de loi 62, sur la
neutralité de l’État, de revenir dans l’agenda législatif. Déjà, les quatre
partis à l’Assemblée nationale se positionnent sur le sujet, comme le relate un
récent texte dans Le Devoir.[i]
Voici où en est ma réflexion sur le sujet.[ii]
Rien pour la laïcité
Il n’apporte rien sur le plan de la laïcité. D’abord, il n’utilise même
pas le mot, préférant la périphrase « neutralité de l’État » qui ne
couvre qu’une petite partie de la définition du concept de laïcité. Cette
vision tronquée n’est pas qu’une réponse à l’abus du terme par le gouvernement
précédent, lequel se réclamait de la laïcité pour imposer en fait une
légalisation de la discrimination contre les personnes sur la base de la
visibilité de leur appartenance religieuse. Les Libéraux ne veulent pas de la
laïcité parce qu’ils défendent les privilèges fiscaux et les fonds publics
accordés à des institutions religieuses comme les écoles confessionnelles. S’il
y a une entorse au principe de la séparation des Églises et de l’État au
Québec, c’est bien celle-là ! Mais le PL62 ne fait rien pour y remédier. Aussi,
les Libéraux (comme le PQ et la CAQ!) n’osent pas poser le geste symbolique
élémentaire consistant à retirer le crucifix qui trône au-dessus du siège de la
présidence de l’Assemblée nationale, installé par Duplessis précisément pour
signaler l’union de l’Église et de l’État.
Toute la partie du projet de loi qui parle de la neutralité de l’État
est donc vide de sens. La seule fonction véritable du PL62 est d’interdire aux
femmes qui portent des vêtements cachant leur visage d’offrir ou de recevoir
des services publics. Cette partie du projet est tout aussi inutile que l’autre
et même potentiellement nuisible.
D’abord, il y a très peu de femmes au Québec qui cachent leur visage. Une
centaine peut-être ? Et de celles-ci, AUCUNE, à notre connaissance, n’occupe
présentement un poste dans la fonction publique ou les services publics.[iii]
Il s’agit donc, pour ce volet de la règle du « visage découvert »,
d’interdire quelque chose qui n’existe pas. (Allons-nous aussi adopter une loi
pour interdire de faire des barbecues au mois de janvier ou de faire du camping
sur la Lune ?) Et la logique de cette situation est facile à comprendre. Le
fait de porter de tels vêtements dans notre société constitue un geste
exceptionnel qui conduit inévitablement à la marginalisation des personnes concernées.
Que cette marginalisation soit volontaire ou subie, il ne sert à rien d’y
ajouter une sanction légale pour la justifier a posteriori. On devrait plutôt
se questionner sur le problème de la marginalisation de ces femmes.
Bloquer accès à quels services ? Et de quel droit ?
Pour ce qui est le recevoir des services le visage couvert, nous pouvons
anticiper deux types de situation, aucune d’entre elle ne justifiant cette
intervention législative. D’abord, dans plusieurs services publics,
l’imposition de normes vestimentaires serait totalement contraire à l’éthique
des professions concernées. On ne refuse pas de soigner une personne quand on
est infirmière ou médecin sur la base de ses choix vestimentaires. Même chose
pour le travail social ou l’aide psychologique. Pour les autres services, comme
en éducation, un code vestimentaire s’impose déjà et il ne sert à rien de
renforcer celui-ci par de nouvelles mesures législatives. Aussi, les femmes qui
portent ces vêtements ne sont pas dénuées de raison et savent très bien
qu’elles doivent retirer leur voile à des fins d’identification, par exemple. Ce
qu’elles font à chaque fois que c’est nécessaire.
Tout le psychodrame collectif autour du serment de citoyenneté lors de
la dernière campagne fédérale, comme celui sur le vote à visage couvert à la
précédente, sont de faux débats alimentés par des représentations sociales sans
fondement et des médias sensationnalistes. Il est déjà obligatoire de
s’identifier pour voter.
Contre la stratégie de l’appaisement
On nous dira que l’imposition de la règle du « visage
découvert » aurait une vertu politique consistant à calmer les ardeurs des
partisans de mesures plus restrictives visant les signes d’appartenance
religieuse. Il n’en est rien. Déjà, les partis et organisation qui défendaient
en 2013 la Charte des valeurs sont montés aux barricades en pointant du doigt
le cas obscur du tchador, un vêtement qui cache tout SAUF le visage, et qui est
tout aussi inacceptable à leurs yeux.
Jamais les personnes qui veulent légaliser la discrimination contre les
personnes trop visiblement musulmanes à leur goût ne seront satisfaites par une
mesure comme celle que propose le PL62. Au contraire, l’adoption de la
demi-mesure proposée par les Libéraux (ou des restrictions encore plus
importantes proposées par Bouchard-Taylor) aura pour effet de conforter ces
personnes dans leur impression à l’effet qu’il y a un problème et que la
répression légale constitue une manière efficace d’y répondre. Nous n’avons
qu’à observer ce qui s’est passé en France depuis l’interdiction du foulard
dans les écoles publiques pour comprendre que le chemin de l’interdiction est
une pente glissante qui ne finit pas de nous enfoncer dans la boue nauséabonde
de la discrimination et de l’intolérance. Après cette première interdiction,
visant les adolescentes dans les lycées, on a voulu interdire le port du
foulard dans les entreprises privées, pour les mères participant aux sorties
scolaires, etc. On s’est mis à mesurer la longueur des jupes des lycéennes, car
les trop longues sont considérées « ostentatoires »! On a ajouté
l’interdiction des vêtements couvrant le visage dans les transports publics. Et
au bout du compte, le Front national est le premier parti au pays et les
attentats commis par des jeunes musulmans nés en France ont horrifié le monde
entier.
Québec solidaire doit répondre au PL62 par un rejet en bloc, à la fois
au nom d’une vision plus rigoureuse de la laïcité des institutions, d’une
vision rationnelle de la place réelle des vêtements couvrant le visage dans
notre société et une défense des droits des femmes qui les portent. Il faut en
finir avec la recherche illusoire d’un juste milieu entre le respect des droits
et la légalisation de la discrimination. Ainsi, nous pourrons à la fois être de
meilleurs défenseurs de la laïcité que le Parti québécois et de meilleurs
défenseurs des droits de la personne que les Libéraux. Tel est le profil que le
parti peut et devrait se donner dans ces débats difficiles qui n’ont pas fini
de nous occuper.
[ii] L’auteur a été impliqué à la Commission thématique sur l’intégration
citoyenne à différents moments, incluant la rédaction du mémoire de QS à la
commission Bouchard-Taylor. Il était responsable de cette CT et membre de la
Commission politique jusqu’en juin 2016.
[iii] Quand les Conservateurs de Harper ont soulevé l’hypothèse d’une loi
fédérale inspirée directement du PL62, les syndicats de la fonction publique
fédérale ont répondu ensemble que les Conservateurs devraient commencer par
trouver une seule fonctionnaire portant un niqab. On attend encore la réponse…
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