Dans leur
manifeste « L’Aut’gauche », Louis Favreau et Roméo Bouchard dénoncent
ce qu’ils qualifient de « gauche multiculturelle et post-nationale ».
Ce faisant, ils mettent l’accent sur un clivage significatif dans le paysage
politique québécois des dernières années, soit les débats sur les
accommodements raisonnables et la Charte des valeurs. Tout le reste de leur
manifeste correspond pratiquement mot pour mot au programme de Québec
solidaire. Il semble donc s’agir d’une déclaration clarifiant pourquoi les
signataires du texte rejettent ce parti.
Ils
considèrent que cette gauche, dont QS est l’expression dans le paysage
électoral, sacrifie le projet politique collectif et les droits de la majorité au
nom d’une défense des droits de toutes les minorités; une approche prétendument
inspirée par la Charte canadienne des droits. Cette opposition entre le
collectif et l’individuel, entre la communauté nationale et les minorités, nous
semble un faux débat basé sur une caricature des idées de « notre
gauche ».
L’idée que
Québec solidaire serait en faveur de la constitution canadienne ou contre des
aspects de la loi 101 est une fabrication pure et simple. Depuis sa fondation,
notre parti s’est prononcé pour un renforcement de la loi 101, particulièrement
dans les milieux de travail; il défend depuis le début l’idée d’une
constitution québécoise et le projet d’un Québec indépendant. D’ailleurs, sans
ces assises solides, la fusion avec Option nationale aurait été impensable.
Comme bien
des nationalistes conservateurs, les auteurs du manifeste jettent le bébé des
droits de la personne avec l’eau du bain de la constitution de 1982, adoptée
par le reste du Canada sans le consentement du Québec. Pourtant, la lutte pour
l’égalité des droits est toute québécoise et plonge loin dans nos racines.
La Charte
québécoise des droits et libertés de la personne, un texte
quasi-constitutionnel, a été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en
juin 1975, soit sept ans avant la nouvelle constitution canadienne. Elle
comptait parmi ses inspirateurs le futur ministre péquiste Jacques-Yvan Morin
et avait été le résultat d’un effort prolongé de la Ligue des droits et
libertés (des Droits de l’Homme, à l’époque). Innovatrice, elle s’inspirait non
seulement de la Déclaration universelle des droits de l'homme de l’ONU, mais
aussi du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et du
Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Il
s’agissait de l’aboutissement d’une longue histoire.
Tolérance
contre « cathophobie » et antisémitisme
En 1774, dans
le contexte de la lutte pour l’indépendance des États-Unis, le parlement
britannique adoptait l’Acte de Québec (ou Loi sur le Québec, en bon français)
incluant un droit d’exception pour la population massivement catholique de
cette colonie conquise quelques années plus tôt. Ce texte constitutionnel
permettait notamment à des catholiques de participer à l’administration de la
colonie sans passer par la lecture solennelle du serment du Test, une dénonciation en règle de leur foi. Ce
serment, mis en place en 1673, à l’époque des guerres de religion anglaises,
est restée en vigueur en Angleterre même et dans le reste de son empire pour
encore un demi-siècle (jusqu’en 1828) après avoir été aboli ici.
Le Québec
était donc, un peu malgré lui, dès cette époque, un modèle de tolérance de la
diversité religieuse. Cette tolérance fut d’ailleurs dénoncée par les
indépendantistes des 13 colonies qui formeront les États-Unis. À noter, le
premier président catholique des États-Unis a été Kennedy, élu en 1960! Même
chez des philosophes fondateurs du libéralisme politique comme Locke, la foi
catholique était jugée suspecte en raison de l’allégeance de ses fidèles au
pape, en compétition avec le Roi et l’État.
Peu savent
que le parlement du Bas-Canada a été un des premiers au monde à accepter officiellement
les Juifs parmi ses membres. Le Parti patriote de Papineau a adopté une loi en
1832 affirmant l’égalité des droits pour les Juifs. Le parlement de Londres n’a
pas fait de même avant 1858, exigeant jusqu’à cette date une profession de foi
chrétienne de la part de chaque député. Le pluralisme religieux constitue donc une
des idées fondatrice de notre communauté politique.
Ajoutons que
notre premier manifeste politique indépendantiste a été promulgué par Robert
Nelson, un descendant de Loyalistes ayant quitté une des 13 colonies rebelles
par fidélité à la couronne anglaise. Le mouvement des Patriotes de 1837 et 1838
s’est aussi fait remarquer par l’idée d’une citoyenneté égale pour les
Autochtones et la participation de militants d’origine irlandaise, belge, et
autres. Ce n’était pas un mouvement nationaliste « identitaire »
canadien-français. Le changement de nom du parti de « canadien » à
« patriote » visait d’ailleurs à souligner le caractère universel de
ses revendications démocratiques.
Lorsque Lord
Durham produit son fameux rapport favorable à une assimilation de la population
d’origine française « pour son propre bien », il ne faisait que
ressasser les préjugés anticatholiques encore dominants dans son pays. La
langue française n’avait rien à y voir. Il était en fait de mise de maitriser
la langue de Molière parmi les aristocrates et bourgeois anglais de l’époque.
Le problème avec les Canadiens était qu’ils étaient catholiques, et donc
incapables de s’intégrer complètement aux institutions éclairées imposées par
les conquérants.
L’état
d’exception introduit en 1774 pour des raisons stratégiques par les élites londoniennes
n’avait d’ailleurs jamais été accepté par la communauté britannique du Québec,
dont le racisme anti-canadien et l’hostilité au catholicisme s’est maintenue
pour des générations. Cette forme l’intolérance fondée sur la religion est
étrangement similaire à celle qu’on a fait subir aux Juifs dans les années 1930
ou aux Musulmans aujourd’hui. Toujours, on ressort l’argument de
l’incompatibilité culturelle, de l’étrangeté, du conflit de valeurs.
Le
« droit » de ne pas se faire importuner
Au nom d’une
défense de la collectivité, les auteurs du manifeste et d’autres
défenseurs « progressistes »
de la Charte des valeurs revendiquent en fait un individualisme radical voulant
que toute la société soit à notre image. On revendique de pouvoir refuser de
côtoyer des personnes ayant des valeurs ou des croyances différentes. Au nom de la liberté d’expression, on demande
aux minorités de se faire discrètes. Au nom de l’égalitarisme, on refuse de
discuter des structures sociales et idéologiques (racisme, islamophobie,
transphobie) qui maintiennent des inégalités.
Toute la
question des « signes religieux », au fond, se résume à un refus
d’être informé de l’appartenance religieuse des personnes qui nous prodiguent
des services. Ce « droit de ne pas savoir » n’existe nulle part, sauf
dans la tête des personnes qui accordent davantage d’importance à leur
« confort » culturel qu’à la liberté reconnue partout (y compris dans
la charte québécoise) d’avoir des croyances différentes de celles de la
majorité et de les exprimer dans l’espace public.
Si le
manifeste des françaises dénonçant les supposés excès du mouvement « moi
aussi » revendiquait le « droit d’importuner », on se retrouve
maintenant avec un « droit de ne pas se faire importuner » par la
diversité religieuse (ou de genre) par ceux et celles qui dénoncent les
prétendus excès de l’antiracisme ou d’autres formes d’égalitarisme.
Au bout du
compte, tout effort sérieux en vue de réaliser l’indépendance doit aller de
pair avec une vision inclusive et civique de la nation. Symétriquement, tout
repli sur une vision étroite de l’identité québécoise pave la voie à un abandon
de la lutte pour notre émancipation collective. Cette gauche « exclusive
et pré-nationale », dont Bouchard et Favreau se font les porte-parole,
tourne le dos à une histoire riche de combats rassembleurs et de redéfinition
constante de la communauté politique québécoise. Elle est davantage en
continuité avec le conservatisme de Duplessis qu’avec les luttes des Patriotes
ou les idées des indépendantistes des années 1960. Loin de mépriser les
majorités ou d’ignorer les droits collectifs, « notre gauche »
cherche à construire une majorité émancipatrice par le rassemblement des Québécoises
et de Québécois au-delà de leurs différences en vue d’affirmer le droit
collectif ultime, celui de devenir une nation libre.
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