Le paysage politique québécois a
longtemps été d’une grande simplicité. D’un côté se trouvait l’unité des fédéralistes, dans le Parti
libéral ; de l’autre, l’unité des souverainistes
dans le Parti québécois. Ce modèle a commencé à s’effriter après être arrivé au
bout de cette polarisation lors du référendum de 1995. D’un côté, le rejet des
accords de Meech et de Charlottetown par le reste du Canada rendait très peu
crédible la perspective autonomiste (le fédéralisme renouvelé ou asymétrique),
dominante pendant des générations. Le PLQ s’est fracturé en perdant un fragment
qui a formé l’Action démocratique du Québec, un parti qui est demeuré marginal
en raison du caractère plutôt utopique de son idée centrale : ne pas
abandonner la revendication autonomiste. La majorité du PLQ est rapidement devenu
le parti de l’acceptation passive du statu quo constitutionnel.
De l’autre côté, le PQ a
complètement intégré les dogmes économiques néolibéraux, avec le point tournant
des Sommets socio-économiques et de l’adoption du déficit zéro, en 1996. En même temps, il n’a pas su renouveler sa
stratégie souverainiste. Deux forces minent donc la base du PQ depuis plus de
vingt ans : la résistance au néolibéralisme dans les mouvements sociaux et
la persistance des aspirations indépendantiste. C’est cet espace politique
grandissant qui a d’abord été occupé par l’Union des forces progressistes
(UFP-2002) puis par Québec solidaire (2006). Pour ces deux partis, la question
nationale et la question sociale sont indissociables : on ne peut pas
envisager un projet de société plus égalitaire sans les pouvoir qui viennent
avec l’indépendance ou une stratégie indépendantiste qui ne repose pas sur la
mobilisation de la majorité de la population pour plus de démocratie et de
justice sociale.
À la logique de l’unité des
souverainiste, de plus en plus mince et fragile, présentée par le PQ, l’UFP
puis QS répondaient par le projet de l’unité
de la gauche, notamment en faisant de la question nationale un aspect d’un
projet politique global (et non un « article 1 » comme au PQ) et en
faisant une place à des militantes et militants de gauche qui n’étaient pas
spontanément indépendantistes mais pouvaient se rallier au projet d’ensemble.
Crise
d’un modèle, phase INITIALE : 2006-2011
Pour les dix premières années de
son existence, l’ADQ s’est contentée de ce qui semblait être un statut
perpétuel de tiers parti. Quant à la gauche indépendantiste, elle restait à la
marge malgré des efforts louables d’unification. Le modèle établi depuis les
années 1970 semblait tenir bon malgré tout. Jusqu’à ce que Mario Dumont lance
la crise dite des accommodements raisonnables en effectuant une série
d’interventions aux allures xénophobes contre les religions minoritaire,
incluant les croyances autochtones enseignées dans le programme Éthique et
culture religieuse (ECR), tout en appelant à une baisse du niveau d’immigration.
Pour la première fois depuis Duplessis, un leader politique québécois utilisait
la caricature méprisante de certaines communautés pour se faire du capital
politique.
Au début, personne n’a voulu le
suivre sur ce terrain. Le chef du PQ, André Boisclair a rejeté ce type de
discours, ce qui est tout à son honneur. Mais le mal était fait et l’ADQ s’est
servi de ce qu’on appelle maintenant une politique « identitaire »
pour se hisser à la seconde place aux élections de 2007. Cette défaite brutale
pour le PQ a coûté son poste à Boisclair et amené le couronnement de Pauline
Marois sur la base de deux orientations clairement formulées d’entrée de jeu :
le rejet du « référendisme », c'est à dire de la promesse de tenir un 3e
référendum, ce qui rendait plus fragile l’unité des souverainistes ; et
l’affirmation d’un profil « identitaire » pour le PQ lui-même,
d’abord sur la langue, puis de plus en plus à partir d’une vision autoritaire
et islamophobe de la laïcité. Au fond, l’orientation défendue par Jean-François
Lisée dans la course à la direction de cet été, incluant ses attaques
démagogiques, est en continuité directe avec le virage entrepris neuf ans plus
tôt par Marois.
L’élection d’Amir Khadir en
décembre 2008 a permis à la gauche de sortir de la marginalité et de faire son
entrée à l’Assemblée nationale. Mais Québec solidaire n’obtenait qu’un peu
moins de 4% des votes à l’échelle nationale. Cette même élection donnait un
gouvernement majoritaire libéral et l’opposition officielle au PQ, ce qui
permettait de consolider le leadership de Mme Marois, au moins jusqu’à
l’élection suivante.
L’effondrement de la députation
adéquiste a mené au retrait de Dumont de la vie politique partisane et ouvert
la porte à l’opération CAQ menée par l’ancien ministre péquiste François
Legault. Au début, Legault a refusé de jouer la carte « identitaire »
et a orienté le nouveau parti vers des positions de droite économique et
d’autonomisme provincial. Mais avec le temps, il en est venu à reprendre les
thèmes « identitaires » qui avaient fait le succès de l’ADQ en 2007,
ce qui maintien une sorte de compétition entre la CAQ et le PQ pour obtenir les
votes du segment xénophobe de l’électorat.
En même temps, l’adoption de
l’orientation dite de la « gouvernance souverainiste » (autrement dit
du gouvernement provincial péquiste…) a fini par miner la confiance de certains
indépendantistes plus déterminés au sein du PQ. Cette division a éclaté au grand jour avec
le départ fracassant de quatre députés en 2011, dont Jean-Martin Aussant, et à
la fondation d’Option nationale. La même année, le congrès du PQ entérinait les
grandes orientations proposées par Marois, incluant le principe d’une charte de
la laïcité inspirée du modèle répressif et inégalitaire français.
Crise
d’un modèle, phase d’ACCÉLÉRATION : 2012-2014
Le succès relatif de Québec
solidaire et la création d’Option nationale ont créé un véritable casse-tête pour
les partisans du vieux modèle politique de l’unité des souverainiste. Cette
unité ne pouvant plus se faire à travers le PQ lui-même, plusieurs
organisations se sont formées pour tenter de la réaliser en dehors du PQ dans
des organisations plus ou moins non–partisanes (comme le Nouveau Mouvement pour
le Québec, le Conseil de la souveraineté, etc.). Ces mouvements généralement
animés par d’anciens péquistes cherchaient à reconstituer la grande coalition
des années 1970-1995 en incluant le PQ, QS et ON. C’est ce que l’auteur de ces
lignes a baptisé du terme « métapéquisme ».[i]
Mais cette grande coalition
hypothétique a été rendue impossible par au moins trois facteurs de
division : la mise en veilleuse de l’objectif indépendantiste par le PQ,
les politiques économiques de centre-droite du PQ au pouvoir, et son virage
« identitaire ». Si le PQ est parvenu malgré tout à reprendre le
pouvoir en 2012, par la peau des dents (1% de voix de plus que le PLQ), c’est
uniquement en raison de la crise sociale provoquée par la grève étudiante. Le
sentiment d’urgence à défaire les Libéraux de Charest, surtout après l’adoption
de la loi spéciale visant à étouffer le mouvement de grève, a donné au PQ juste
assez de « votes stratégiques » pour former un gouvernement minoritaire.
Puis l’œuvre du gouvernement
Marois est allée complètement à contre-courant des efforts de convergence. Le
renoncement aux mesures de justice fiscale et à la réforme de la loi sur les
mines, le ralliement au modèle de capitalisme pétrolier inspiré du Canada de
Harper (Anticosti, oléoduc Enbridge) et finalement l’infâme Charte des valeurs,
en ont rebuté plusieurs et ont accéléré la recomposition du paysage politique.
Aux divisions déjà établies sur la question nationale ou sur les enjeux de
politiques économique et de justice sociale, il fallait ajouter les questions
environnementales ("notre pétrole est bon" vs sortir du pétrole) et le clivage entre les « identitaires » et les
« inclusifs ».
La campagne de Québec solidaire
aux élections de 2014 avait bien choisi ses trois thèmes : un Québec
juste, vert et libre. Mais sur la question de la Charte, l’orientation de QS a
été remplie de tensions et de contradictions. D’une part, une minorité
substantielle avait voté pour l’interdiction mur à mur des signes religieux au
congrès de 2009, suivant en cela les orientations d’une certaine gauche
française avec ses traditions anticléricales dénaturées par leur mobilisation
contre des minorités.[ii]
D’autre part, l’approche de la direction du parti et de l’équipe parlementaire
a été de présenter QS comme l’option « mitoyenne » entre le
positionnement plus inclusif du PLQ et la laïcité autoritaire du PQ et de la
CAQ. Bref, en cherchant à démasquer l’intransigeance du gouvernement Marois par
son projet de loi de compromis, QS ne pouvait pas se positionner clairement
comme le meilleur véhicule politique pour la défense des droits des minorités
ciblées directement ou indirectement par la Charte et les propos souvent
xénophobes de certains de ses défenseurs.
C’est ainsi que le PLQ a pu se
refaire une légitimité en se présentant comme le défenseur des droits
individuels et des minorités contre un PQ qui cherchait à polariser l’opinion
publique autour de sa Charte (avec l’opération des Jeannettes, par exemple). En
misant aussi sur l’ambiguïté de Mme Marois sur l’hypothèse référendaire, les
Libéraux de Couillard ont repris le terrain perdu de 2008 à 2012 et gagné une
nouvelle majorité unie au moins pour un temps par son hostilité multiforme
envers le PQ.
L’émergence
d’unE nouvelle configuration
On pourrait qualifier le « moment
PKP », l’année du milliardaire à la tête du PQ, comme le chant du cygne du
métapéquisme. La base a cru que son aura personnelle permettrait de raviver
« l’option » et d’éviter un autre choix déchirant entre leurs
convictions indépendantistes et l’objectif d’un retour au pouvoir. Cet espoir
ne s’est pas matérialisé et le « sauveur » s’est sauvé avant d’avoir
à vivre lui-même une amère défaite. C’est dans cette période que les pressions
sur Québec solidaire en faveur d’une « convergence » ont atteint leur
point culminant, suite à la déclaration de PKP à l’effet que le PQ n’avait plus
le monopole de la souveraineté (10 ans après la fondation de QS et cinq ans
après celle d’ON !).
Mais la course à sa succession a
fait ressortir la profondeur des divisions sur la stratégie entre trois grands
courants au sein du PQ. Martine Ouellet, en prenant position pour une démarche indépendantiste
dans un premier mandat, visait clairement à constituer une unité indépendantiste dans l’action, plus restreinte mais aussi
plus solide que l’unité des « souverainistes » sur la base d’une
simple identification hypothétique avec le projet. Sa victoire aurait
probablement suffi à causer la dissolution d’ON et aurait causé des maux de
tête majeurs à Québec solidaire. Mais elle aurait aussi probablement entrainé
le PQ vers une défaite certaine en 2018.
Jean-François Lisée, à l’opposé,
a osé aller au bout de la démarche amorcée sous Bouchard et Marois en mettant
clairement en veilleuse l’objectif souverainiste pour proposer plutôt une unité contre le gouvernement libéral et certaines de ses mesures d’austérité. En visant les éléments les moins fermes de la base
électorale de QS (avec quelques idées de centre-gauche) tout en ignorant les
propositions plus claires qui auraient pu rallier au moins une partie de sa base militante, il
garantissait l’échec de la convergence. En infligeant une amère défaite aux
partisans de Ouellet, il repousse une partie de sa base vers Option nationale.
Quand à Alexandre Cloutier, il incarnait, avec peu de relief ou de profondeur,
le vain espoir de l’establishment du parti de reporter le plus tard possible le
choix déchirant entre les deux seules stratégies plausibles. On peut respecter
son choix de revenir à la définition inclusive de la nation qui avait dominé au
PQ de Lévesque à Boisclair, mais c’est sur ce terrain que Lisée l’a attaqué avec
succès, démontrant que cette vision pluraliste du Québec est maintenant
minoritaire au PQ. Il n’y a donc plus que les OUI-Québec pour défendre la
perspective d’une « unité des souverainistes », indépendamment des
différences quant aux échéances et aux méthodes proposées pour arriver à la
souveraineté ou du contenu social du projet. Le métapéquisme n’a plus l’appui
du PQ lui-même et est donc condamné à la marginalité.
L’arrivée impromptue du collectif
Faut qu’on se parle est venue ajouter un joueur immédiatement significatif dans
ce nouveau paysage. Les constats émis par le groupe et les questions posées le
situent clairement dans le camp indépendantiste progressiste : solidarité
avec les Premières nations, rejet de la Charte des valeurs, volonté de
renouveler le projet indépendantiste, écologie, etc. Face aux appels de Lisée
pour une alliance ponctuelle visant à « battre les Libéraux » (donc à
élire un autre gouvernement péquiste), un autre pôle de rassemblement est
maintenant envisageable, soit celui de l’unité
des indépendantistes de gauche.
Option nationale, après avoir été
lancée sur une base strictement indépendantiste, a évolué graduellement vers
des positions de centre-gauche et rejette clairement la stratégie identitaire
comme une source de division et d’aliénation de communautés entières face au
projet indépendantiste. On pourrait donc envisager quelque chose comme une
liste commune de candidatures en 2018 incluant QS, ON et ce qui ressortira du
processus de consultation du collectif FQSP. Une telle convergence pourrait
constituer une alternative attirante pour les partisans de Martine Ouellet au
PQ ou de Mario Beaulieu au Bloc. Elle regrouperait une masse critique
permettant d’effectuer des percées au dépend des trois autres partis lors des
élections et de sortir le bloc indépendantiste de gauche de la « zone
orange » au cœur de Montréal qui a été arrachée par QS aux trois dernières
élections.
Il appartient à Québec solidaire,
le segment le plus important numériquement, le mieux enraciné et le plus
cohérent de cette nouvelle nébuleuse, de prendre des initiatives pour que cette
convergence se produise avant la prochaine élection générale. Cette élection
pourrait alors marquer un autre tournant majeur pour la vie politique
québécoise.
[ii]
Voir entre
autres : Baubérot,
J. (2012). La laïcité falsifiée. Paris, Découverte; et Tevanian, P.
(2013), La haine de la religion : comment l'athéisme est devenu l'opium
du peuple de gauche, Paris, La Découverte.
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