Sifflets à chien, portes ouvertes et autres mauvaises odeurs (réflexions autour de la campagne fédérale)
Le paysage idéologique est un
domaine gazeux, fait de toutes sortes de substances, parfois vivifiantes,
parfois étouffantes. C’est tout ce qui flotte dans l’air du temps. Parmi tous
les courants atmosphériques de notre époque, il y en a un qui marque durement
les esprits et est si présent qu’on en oublie souvent la mauvaise odeur:
l’islamophobie. Nourrie par des siècles de colonialisme et d’orientalisme
accumulés, extraite du sous-sol historique par un renouveau impérialiste et
guerrier depuis septembre 2001, elle se répand dans tous les racoins de la
pensée (et de la non pensée) occidentale et se mêle à tout, des grandes thèses
universitaires aux sautes d’humeur dans les médias sociaux en passant par les
stratégies politiques et la course aux sensations des médias.
En bref, l’islamophobie se
caractérise par un ensemble informe de préjugés, de thèses fumeuses, de
théories de la conspiration et de racisme ordinaire ciblant un ensemble
indéfini de personnes associées à tort ou à raison à l’Islam. Le point commun à
tous ces courants d’opinion est de servir de justification morale (parfois
moralisatrice) pour des injustices de toutes sortes, allant de la
discrimination ordinaire sur le marché du travail aux crimes de guerre de masse
(invasion de l’Irak, bombardement de Gaza…).
Ne laisser intact aucune porte ouverte
Souvent, quand une crise
médiatique ou politique survient, chez nous, autour de la gestion de la
diversité religieuse, c’est autour d’un faux débat, d’une séance d’enfonçage de
portes ouvertes complètement dénué de raison. C’est le cas du mouvement
« contre le vote voilé » qui a été marginal en 2011 mais a pris
énormément de place lors de la récente campagne fédérale (le sac de patates!).
Le fait est que rien dans la loi n’oblige une personne à montrer son visage
pour voter. On peut même le faire par correspondance! Il n’y a rien non plus
qui empêche de se voiler le visage lors d’une cérémonie de citoyenneté. (Les
conservateurs avaient eu neuf ans pour changer cette loi…) En même temps, les
lois existantes sur la citoyenneté ou les élections demandent qu’on prouve
l’identité de la personne, ce qui implique qu’elle se dévoile à une étape ou
une autre du processus. Et personne ne s’y objecte. Il n’y a rien de grave,
objectivement, avec le fait que quelques femmes, après avoir été dument
identifiées et avoir passé leur examen de citoyenneté, puissent participer à
une cérémonie habillées comme bon leur semble.
Le simple fait qu’on fasse tout
un drame politique et social avec ce genre de cas envoie un message que
comprennent très bien les membres des communautés vaguement ciblées :
« Vous n’êtes pas des nôtres et vous n’êtes pas les bienvenus ici. »
Il en était de même de tous ces cas identifiés à tort comme des
« accommodements raisonnable» en 2007 et 2008. La charte de Hérouxville
était un exemple extrême de cette politique de l’enfonçage de portes ouvertes.
Non seulement n’y avait-il pas du tout de Musulmans dans ce village, mais il
n’y en avait aucun dans tout le Québec qui revendiquait le droit de lapider les
femmes adultères, par exemple. On pourrait se dire que comme on veut interdire
quelque chose qui n’existe pas, il suffirait de laisser braire et de passer à
autre chose. Mais ces attaques contre des épouvantails voilés servent à quelque
chose de bien précis, et c’est à empoisonner notre atmosphère idéologique avec
plus de préjugés et d’intolérance.
Le monde anglophone a une
expression pour décrire ce type de politique dont le message essentiel est
implicite, et souvent opposé au message énoncé ouvertement. C’est ce qu’on
appelle la politique du sifflet à chien (dog whistle). Le sifflet à chien est
cet instrument qui produit des sons si aigus que seuls les chiens peuvent les
entendre. En politique, il s’agit d’émettre un message explicite acceptable ou
simplement ambigu, mais qui sera compris par les racistes et les intolérants
comme une approbation de leurs préjugés. D’ailleurs, l’expert australien
consulté par les Conservateurs durant la dernière campagne est un spécialiste
de ce genre de manœuvre. Cette fois, en plus des deux ou trois semaines de
campagne « contre le niqab », on a eu droit, du côté de l’équipe
Harper, à l’expression « Old stock Canadian » utilisée par le chef
lors d’un débat (l’équivalent de Canadien se souche), puis à l’annonce d’une
ligne téléphonique pour la dénonciation des « pratiques culturelles
barbares ». Ceci faisant suite à un projet de loi du même nom, déposé
juste avant l’ajournement de la Chambre. Le sous-entendu étant qu’au Canada, on
ferait face à une crise sociale causée par une épidémie d’actions déjà
illégales par ailleurs (enfonçage de portes ouvertes) en fait très rares, comme
la polygamie ou les crimes d’honneur.
L’islamophobe malgré lui
À sa façon, le gouvernement
Couillard se fait aussi la courroie de transmission de ce type de politique
avec les projets de loi 59 et 62. Dans ce cas, rien n’indique qu’il s’agisse
d’une stratégie politique délibérée. C’est simplement que les membres de ce
gouvernement respirent le même air vicié que tout le monde et ne se rendent
plus compte des sous-entendus et des conséquences idéologiques et sociales de
leurs propres gestes. En cherchant à réagir aux controverses médiatiques
récentes (autour de la famille Shafia, sur les quelques cas de femmes portant
le niqab, sur les prêches ultra-conservatrices de certains imams, etc.), le
gouvernement a pondu un salmigondis de mesures baptisées pompeusement Politique
de prévention de la radicalisation. De cette Politique sont issues quelques
mesures législatives décousues ramassées dans le PL59. Ce dernier a subi tant
de critiques en commission parlementaires (en particulier contre son idée d’une
liste noire publique de contrevenants pour crime de discours haineux) qu’il est
en réécriture complète.
Quant au PL62, c’est la
résurrection d’un projet de loi mort au feuilleton à la fin du régime Charest
(le PL94 à l’époque), dont un des objectifs est d’interdire la prestation et
l’accès aux services publics « à visage couvert ». On se prend à
souhaiter que nos syndicats prennent l’exemple sur leurs homologues de la
fonction publique fédérale dans leur réponse à cette proposition. En effet,
lorsque Harper, en pleine campagne électorale, a considéré s’inspirer du projet
de loi libéral québécois pour une éventuelle législation fédérale, les
dirigeantes et dirigeants de tous les syndicats de fonctionnaires fédéraux ont
simplement demandé aux Conservateurs de leur présenter un seul cas d’une
travailleuse fédérale portant un niqab… Encore ces portes ouvertes qui n’en
finissent plus de se faire enfoncer pour faire du bruit et stimuler les
oreilles des xénophobes.
Certains diront que l’adoption d’une
loi comme le projet 62, en s’appuyant sur un quasi-consensus en faveur de l’interdiction
des « visages couverts », permettrait de calmer la situation, de
satisfaire tant les segments plus xénophobes de l’opinion publique que les
progressistes répressifs qui veulent libérer les gens à coup de contraintes. À
cela, je pourrais répondre en un seul mot : la France! On aurait pu
croire, après quinze ans de débats publics sur les foulards, que la loi de 2004
interdisant le hijab aux élèves dans les écoles publiques mettrait fin au processus
de redéfinition de la laïcité à la française. Le contraire s’est produit. Une
fois que la logique répressive et l’idée que ces vêtements constituaient un
problème pour l’intégrité de la République ont été acceptées, la dérive a
continué sans fin. On en est venu à interdire le foulard dans certains secteurs
de l’économie privée, à exclure les mères qui le portent des sorties scolaires,
et même à considérer des jupes trop longues comme des « signes
ostentatoires »! Au bout du compte, le paysage politique a été transformé
par ce qu’on appelle la « lepénisation des esprits », et c’est le
Front national qui rafle la mise.
Et Québec solidaire, dans cette galère?
Comble de l’empoisonnement idéologique,
même les députés de Québec solidaire ont voté pour une motion péquiste, en
pleine campagne électorale fédérale, demandant l’interdiction du vote « à
visage couvert ». Il s’agissait d’une manœuvre électoraliste évidente du
PQ en faveur du Bloc, mais qui en fait semble avoir profité essentiellement aux
Conservateurs. On peut applaudir à la motion unanime initiée par Françoise
David contre l’islamophobie deux semaines plus tard. C’était un bon coup en
effet. Mais aucun lien explicite n’a été fait avec la première motion, dont l’impact
politique était complètement opposé. La première chose à faire pour combattre
ce fléau serait de cesser de nourrir les préjugés et de s’atteler à brûler ces
gaz à effet délétères avec les étincelles de l’esprit critique.
Il faudrait, notamment, arrêter
de répéter at nauseam (comme l’ont fait les porte-parole de QS) que le niqab «
est une prison pour les femmes ». C’est le patriarcat qui est une prison
pour les femmes, et cette prison prend toutes sortes de formes différentes.
Parlez-en aux femmes autochtones! Même si 99% de la population pense que c’est
une bonne idée de légaliser la discrimination contre un petit groupe de femmes
déjà marginales, ce n’est pas une raison pour que notre parti suive ce courant.
Rien dans cette approche législative ne va contribuer à améliorer le sort des
femmes visées. Bien au contraire. Il faut donc pousser de toutes nos forces
dans le sens contraire, pour un Québec pluriel, pour le respect de tous les
droits de toutes les personnes. Pour l’intégration par l’inclusion. C’est le
sens des propositions adoptées par l’assemblée générale de QS-Hull en prévision
du prochain Conseil national, à la fin novembre. Un tel positionnement sera
peut-être coûteux à court terme (quoi que la majorité des électrices et des
électeurs, au Québec, viennent de voter pour un des deux partis opposés à ce
type de législation), mais c’est essentiel pour affirmer des principes clairs
et construire sur du solide pour la suite des choses.
Commentaires
Enregistrer un commentaire