« La
liberté que je réclame pour moi, pour tous mes compatriotes, pour tous ceux qui
pensent comme eux, je la laisse à tous ceux qui pensent autrement. »
Louis-Joseph
Papineau, discours électoral, 13 septembre 1827.
Plusieurs ministres du gouvernement Marois ont évoqué la
bataille pour l’adoption de la Charte de la langue française (loi 101) comme
inspiration pour leur nouvelle bataille, cette fois en faveur de la prohibition
des signes d’appartenance religieuse dans le secteur public. Si une bataille
ressemble toujours à une autre bataille, le contenu de ces deux confrontations
est bien différent. Dans le cas de la loi 101, il s’agissait de lutter pour une
vision inclusive de la nation québécoise, pour l’intégration de jeunes de
toutes origines dans nos écoles publiques, avec comme facteurs d’unité la
langue commune et un même programme scolaire. Maintenant, au contraire, le PQ
au pouvoir s’apprête à fermer la porte au nez de femmes musulmanes, d’hommes
sikhs, et d’autres membres de minorités religieuses pour en faire des
citoyennes et des citoyens de seconde zone, forcés de se trouver du travail
dans le secteur privé en raison de leurs convictions religieuses.
Dans le premier cas, en 1977, le peuple québécois était en
marche vers le premier référendum sur la souveraineté, l’espoir était grand et inspirant.
Maintenant, en 2013, le PQ a abandonné ce que Mme Marois qualifie de « référendisme »
et mis de côté toute perspective de lutte pour l’indépendance. Le lien entre
ces deux aspects: la définition qu’on se fait de l’identité nationale (ouverte
ou fermée) et la perspective de lutte pour l’émancipation (optimiste ou
pessimiste), n’est pas une nouveauté dans notre histoire. L’émergence d’un
modèle de laïcité interculturelle depuis une trentaine d’années correspond à
une de nos deux grandes traditions, celle qui remonte au nationalisme
démocratique des Patriotes et passe par le PQ de Lévesque et Godin. Le virage
du PQ vers une laïcité identitaire les situe dans l’autre tradition, celle de
la survivance, du défaitisme, du clérico-conservatisme et de Duplessis.
Aux sources de la
laïcité québécoise
Le fond catholique du Québec a d’abord été imposé par la
politique du Cardinal Richelieu, interdisant aux Français protestants d’immigrer
en Nouvelle-France. Dans la même période, l’appellation « Habitant »,
pour désigner les personnes établies en permanence, par opposition aux
officiels français de passage, présentait au contraire une identification on ne
peut plus ouverte. Sont des Habitants, ceux et celles qui vivent ici, peut
importe qu’ils et elles viennent du pays Basque, de Normandie, du Poitou, d’Ile-de-France
ou de Bretagne…
Au début du régime anglais, la Proclamation royale annonce
que toutes les lois du Parlement de Londres s’appliquent désormais dans la
nouvelle Province de Québec. Ceci signifie que le serment du Test, une loi visant
expressément à exclure les catholiques du gouvernement britannique, s’y applique
également. Mais les gouverneurs Murray et Carleton constatent qu’une telle
mesure est inapplicable dans la nouvelle colonie. L’Acte de Québec de 1774, qui
remplace le serment du Test par un serment d’allégeance à la couronne, fait du
Québec un des pays les plus tolérants à l’époque sur le plan de la religion.
L’introduction du système parlementaire, avec l’Acte
constitutionnel de 1791, posera de nouveau la question religieuse avec l’élection
d’un député juif à Trois-Rivières 1807. Le parti Canadien (appellation
désignant les descendants de la Nouvelle-France à l’époque) évoque les lois
britanniques discriminatoires pour tenter de l’exclure, sans succès. Il s’agissait
alors de causer des ennuis à un député du parti adverse plus que d’un antisémitisme
profond. À terme, l’égalité des droits pour les sujets de religion juive sera acceptée
par tous, une première dans l’empire. La question de la lutte pour le
gouvernement responsable et l’autonomie du Bas-Canada ne s’était pas encore
posée avec acuité. Le nouveau nationalisme « canadien » était encore
en gestation.
Lorsque le parti Canadien change son nom pour devenir « Patriote »,
c’est notamment dans un effort conscient visant à rallier diverses minorités
(les Irlandais catholiques et les Écossais presbytériens, en particulier)
autour d’un projet démocratique commun, celui d’un gouvernement autonome pour
le Bas-Canada. Cette politique de l’inclusion trouve son ultime expression au
moment de la radicalisation du mouvement avec la Déclaration d’indépendance du
Bas-Canada de 1838, qui incluait notamment l’égalité des droits pour les « Indiens »,
et était signée par le fils d’un Loyaliste d’origine anglaise, Robert Nelson.
C’est la défaite des Patriotes qui a mené à la domination d’une
identité étroite, celle du Canadien-français catholique, avec le conservatisme
clérical qui s’est perpétué jusqu’à Duplessis. D’ailleurs, l’acharnement de
certains nationalistes d’aujourd’hui contre les Musulmans (ou les Sikh ou les
Juifs orthodoxes) n’est pas sans rappeler la répression du régime Duplessis
contre les Témoins de Jéhovah. Il leur reprochait de faire du prosélytisme
parmi les bons catholiques Canadiens-français et les réprimait (tout comme les
méchants communistes) pour le bien de l’identité nationale. Aujourd’hui on
craint l’influence pernicieuse que les femmes musulmanes pourraient avoir sur
les jeunes dans les écoles. Comme si le corps enseignant québécois était
soudainement envahi par une horde musulmane intégriste et prosélyte!
Le virage
interculturel des années 1960 et 1970
Lorsque l’évolution démographique et le contexte
international forcent le nationalisme à se redéfinir, avec la Révolution
tranquille, on développe à nouveau une identité ouverte, celle du Québécois (et
de la Québécoise!). Il s’agissait alors de s’identifier à un territoire, à une
langue, et à une série d’institutions spécifiques à la province de Québec. « On
est Québécois ou ben on l’est pas. », chantait Diane Dufresne. Ce nouveau
concept flexible permettait de rompre avec l’héritage clérico-conservateur et
de ramener l’identité à l’essentiel : la défense du français et l’autonomie
institutionnelle, pouvant aller jusqu’à l’indépendance.
C’est sur cette base que la nouvelle politique
interculturelle pouvait et devait se développer. D’abord, la Charte de la
langue française, en obligeant les enfants de parents nés ailleurs à fréquenter
l’école française, a donné naissance à une génération francophone et
multiculturelle. Mais à l’opposé du multiculturalisme officiel développé au
même moment par Ottawa, ce pluralisme était centré sur un foyer d’intégration :
la majorité historique canadienne-française avec son histoire, sa langue et ses
institutions.
De la loi 101 devaient nécessairement découler la politique
interculturelle d’intégration des immigrantes et des immigrants (appliquant la
même logique aux parents qu’aux enfants) ainsi que la laïcisation progressive
de l’école publique, parachevée avec l’introduction du cours d’Éthique et
culture religieuse, en 2008. Le but de
ce grand tournant était de reprendre l’offensive démographique et politique, en
intégrant au peuple Québécois en pleine redéfinition des centaines de milliers
de personnes venues d’ailleurs. L’alternative aurait été l’acceptation d’une
mise en minorité rapide des francophones dans la Métropole et la folklorisation
progressive de l’ethnie canadienne-française.
La défaite de 1995 et
le nouveau conservatisme identitaire
Le fameux « nous » de Parizeau, le soir du
référendum, a signalé l’abandon par une partie du mouvement souverainiste de
cette belle ambition, à la fois démocratique et nationale, d’un ralliement de
la population du Québec pour la souveraineté au-delà des différences quand aux
origines. En disant que « les deux tiers de ce que nous sommes a voté OUI »,
le chef du camp souverainiste et Premier Ministre du Québec faisait un grand
bond en arrière et plongeait son mouvement dans une impasse stratégique dont il
peine toujours à se sortir. Depuis, la rengaine du référendum volé et les
divers scénarios irréalistes tournant autour de l’élection référendaire ont
nourri de petits courants radicaux comme le Parti indépendantiste ou Option
nationale. C’est dans ce milieu revanchard et profondément défaitiste qu’a
émergé le nouveau nationalisme conservateur à la Bock-Côté.
Reconnaissons que le Parti québécois lui-même a mis du temps
à se rallier à cette tentation identitaire. Il a fallu le choc de la 3e
place à l’élection de 2007 pour que le virage s’amorce réellement. C’est Mario
Dumont, dont le parti a évolué graduellement d’une frange nationaliste du PLQ à
une nouvelle édition de l’Union nationale, qui a frappé le coup de grâce en
lançant la « crise des accommodements raisonnables ». Il n’y avait
pas de crise, autre que médiatique et politique. Les accommodements en question
étaient soit contestables (et ont été renversés) soit vraiment raisonnables (et
ont été maintenus) soit pas du tout des accommodements au sens de la loi mais
des arrangements informels de nature privée (et on s’en fout).
Tant pis pour l’appréhension sereine de la réalité sociale.
Il fallait faire feu de tout bois et lancer le Québec dans un délire aux
accents souvent xénophobes et remplis de préjugés et d’ignorance. Au lieu de
combattre ce courant d’opinion pernicieux, susceptible de faire perdre au Parti
québécois ce qu’il lui restait de crédibilité dans bien des communautés,
Pauline Marois et son équipe ont décidé de combattre Dumont et l’ADQ sur le
terrain de l’identité menacée. D’où le grand projet de loi sur l’identité
québécoise, déposé par Marois alors qu’elle était cheffe du deuxième groupe d’opposition
et dont la « Charte des valeurs » est le prolongement logique. Dans
cette opération, les chantres de la laïcité autoritaire à la française ont joué
le rôle de feuille de vigne progressiste. On va jusqu’à nous dire que l’invisibilité
religieuse est un outil de cohésion sociale et un moyen d’éviter les tensions
entre les communautés! Comme si la France, avec son Front national et ses
émeutes était un modèle d’intégration et d’harmonie.
Et maintenant?
La proposition d’interdire les signes religieux dans les
services publics est en droite ligne avec le reste de la réorientation du PQ
opérée depuis 2007. Il s’agit de repousser aux calendes grecques toute
mobilisation populaire en faveur de l’indépendance et, en attendant, de se
replier sur un « nous » à définition restreinte en vue de dominer le
segment le plus nationaliste de l’électorat francophone, un bloc suffisant pour
rester au pouvoir, mais jamais pour remporter un référendum. C’est pourquoi les
indépendantistes doivent se mobiliser contre ce projet et promouvoir une vision
inclusive de l’identité québécoise, fondée à la fois sur la défense de l’héritage
des luttes passées (la langue, les institutions démocratiques, l’égalité des
droits, les programmes sociaux…) et une perspective d’avenir crédible,
rassembleuse et mobilisante, un pays de projets écologique et solidaire.
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